Un roman de Nicolas Gogol publié aux éditions Folio
« Et que voulez-vous faire de cet état ?» s’enquit alors Manilov.
Cette question parut embarrasser le visiteur; il rougit et sembla faire effort pour chercher ses mots. De fait, il était réservé à Manilov d’entendre des choses extraordinaires, comme jamais encore oreille humaine n’en avait ouï. « Vous désirez savoir ce que j’en veux faire ? Voici : je désire-acheter des paysans… prononça enfin Tchitchikov qui s’arrêta net.
— Permettez-moi de vous demander, dit Manilov, comment vous désirez les acheter : avec ou sans la terre ?
— Non, il ne s’agit pas précisément de paysans, répondit Tchitchikov : je voudrais avoir des morts…
— Comment? Excusez… je suis un peu dur d’oreille, j’ai cru entendre un mot étrange.
— J’ai l’intention d’acheter des Morts…»
Les héros, au sens traditionnel du terme, fournissent une matière intéressante pour les romans. Mais les anti-héros tout autant.
Regardez ce Tchitchikov : c’est un homme qui veut s’enrichir. Jusque-là, rien de bien répréhensible. Par contre les moyens qu’il emploie pour le devenir le sont bien davantage.
Notre homme s’est mis en tête d’acheter des âmes mortes.
Ce sont les serfs morts entre deux recensements et pour lesquels les propriétaires terriens paient un impôt.
Certains sont donc ravis d’échapper à un impôt grâce à cette vente si improbable. D’autres, quant à eux, s’offusquent et s’interrogent : n’y aurait-il pas anguille sous roche ?
Les pérégrinations de notre personnage nous entraînent sur une satire de la société russe et de ses travers.
Corruption, stupidité, cupidité s’entremêlent dans la première partie. On pouffe devant la galerie hautes en couleurs de personnages. Les généraux comme les valets ne sont pas ménagés.
Quel dommage que Gogol n’ait pas fini cette œuvre.
En effet, la deuxième partie du récit est constituée de fragments de textes – publiés après la mort de l’auteur – grâce auxquels l’on peut voir les pistes qui étaient les siennes pour la suite du roman.
Une célébration de l’âme russe simple, se contentant de peu, d’un travail honnête de la terre, loin des perturbations et tentations des grandes villes et des mœurs européennes.
Une idée plus morale de son récit, où le châtiment frappe l’escroc.
Pour être honnête, la première partie est beaucoup plus jubilatoire mais la seconde partie apparaît plus nuancée dans les peintures proposées.
Une lecture agréable et divertissante que ces aventures de Tchitchikov et de ses âmes mortes.
A ce moment notre héros recula malgré lui en fixant son interlocuteur. Il avait eu l’occasion de voir toutes sortes de gens, tels même que ni vous ni moi, ami lecteur, n’en verrons peut-être jamais ; mais il n’avait pas encore rencontré semblable personnage. Le visage du bonhomme, pareil à celui de beaucoup de vieillards malingres, n’offrait rien de particulier ; seul le menton saillait démesurément, au point qu’il devait le couvrir d’un mouchoir pour ne pas cracher dessus. Ses petits yeux encore vifs couraient sous la haute couronne des sourcils comme des souris, lorsque, risquant hors de leurs sombres retraites leur museau pointu, elles guettent, oreille dressée, moustaches frétillantes, si le matou ou quelque fripon d’enfant n’est point caché dans le voisinage, et hument l’air avec méfiance. Son costume était bien plus remarquable.