Entre ici Jean Moulin

Un récit d’Aude Terray publié aux éditions Grasset

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Il est des discours dont on a l’impression d’avoir toujours entendu parler. Des discours qui sont devenus des moments d’histoire à eux tout seuls : qu’il me suffise de citer le « I have a dream » de Martin Luther King.

C’était un matin de décembre, dans le froid et le vent, devant les marches du Panthéon, la voix caverneuse et lyrique d’André Malraux, les roulements de tambour qui martèlent la tristesse…
La République, toute à sa liturgie, sacrait Jean Moulin.
Aude Terray a choisi d’explorer ce moment historique et fondateur.
Elle s’interroge et mène l’enquête : comment expliquer le choix de panthéoniser Jean Moulin qui ne faisait pas l’unanimité au sein de la Résistance ? Pour quelles raisons deux jours de cérémonies ? Pourquoi le discours de Malraux, sans doute le plus beau de la Vème République, a-t-il été si douloureux à écrire ?
Aude Terray scrute les coulisses, traque les secrets et les états d’âme. Elle mêle dans une fresque vivante et intime le Général de Gaulle, Georges Pompidou, André Malraux, Daniel Cordier, Maurice Papon aux héros anonymes de ces deux jours, un sacristain, une fleuriste, une gardienne d’immeuble, un commissaire adjoint et tant d’autres.
Cette France des années 60 est encore meurtrie mais regarde vers l’avenir.
Ses contradictions et ses espérances hantent nos mythologies les plus contemporaines.


En France, si vous interrogez les gens autour de vous sur un discours national marquant, il y a de grandes chances pour que l’on vous cite le discours d’André Malraux lors du transfert au Panthéon des cendres de Jean Moulin.

C’est celui que j’aurais cité. Difficile de ne pas oublier cette vidéo montrant celui qui était alors ministre de la Culture déclamant de sa voix si particulière ces mots, désormais si célèbre : « Entre ici Jean Moulin avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi : et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé… »

Pourtant, si les mots sont connus, le contexte l’est beaucoup moins.
Anne Terray s’attache à nous révéler l’envers du décor.

Le choix même de Jean Moulin fut imposé notamment par Malraux alors que d’autres – anciens résistants notamment -contestaient ce choix, Moulin n’étant pas reconnu par tous,à l’époque en France, comme le chef naturel de la résistance.

Héros de la seconde guerre, traîtres, futurs hommes d’état déchus comme Papon se côtoient durant cet hommage national.

Le portrait qui émerge de ce court récit est aussi celui d’une France en pleine dichotomie, entre ces adultes qui ne souhaitent pas revenir sur « leur guerre » mais qui restent prisonniers de leur culpabilité, de leurs souvenirs et ces jeunes qui n’ont pas connu le conflit, insouciants, désireux de vivre avec en ligne de mire : mai 68.

Enfin loin de cette figure d’écrivain primé, de ministre de la culture éloquent, le portrait d’André Malraux nous offre une vision moins élogieuse du personnage.

Aude Terray signe un livre fort, intéressant, plein d’émotions, navigant entre le récit des jours passés et son travail de recherche à l’image d’un « Hhhh » de Laurent Binet mais je dirais avec un peu moins de maîtrise dans ce va-et-vient entre passé et présent.

Un récit à lire pour éclairer d’un jour nouveau un événement passé à la postérité de notre histoire nationale.

Je n’ai pas perdu mon temps. Pour Alain Trapenard, il n’y a pas de doute, c’est Malraux qui a convaincu le Général de Gaulle de transférer Moulin au Panthéon. La décision en a surpris plus d’un. A l’époque, son nom ne figurait même pas à l’annuaire de la Résistance. Les grandes figures qui s’imposaient étaient Brossolette, Gingouin ou Passy. L’autre point qu’il faut avoir bien à l’esprit, explique Trapenard en élevant simultanément le sourcil broussailleux et l’index, c’est que l’affaire n’a pas été facile à monter, il a fallu organiser les cérémonies en deux étapes bien distinctes : l’hommage des vétérans le vendredi et l’hommage de la nation le samedi. Quand je lui demande s’il faut considérer qu’il y eut un temps pour le militaire et un temps pour le politique, l’homme ne relève pas.

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