Récits de la Perdition

Un livre de Vladimir Tan Bogoraz traduit par Marine Le Berre-Semenov et publié aux éditions des Syrtes


Parus pour la première fois en 1910 à Saint-Pétersbourg, les Récits de la Perdition constituent un ensemble de huit épisodes tirés de la vie d’une cinquantaine de révolutionnaires exilés à Srednekolymsk – alias Grande-Perdition. Soit au coeur même de l’une des régions les plus inhospitalières de la Sibérie.

Ces récits évoquent avec humour et tendresse cette poignée de citadins éduqués, originaires de la partie européenne de la Russie. Autant de bannis pour raisons politiques immergés dans une nature extrême, peuplée de Iakoutes, de vieux colons russes et de Cosaques. C’est leur vie au quotidien – intime et collective, physique et philosophico-spirituelle.

En même temps qu’ils s’imposent de par leur force littéraire (prisés par Vladimir Korolenko, autre écrivain exil ) ces Récits de la Perdition laissent entrevoir ce que furent les âpres conditions des hommes et des femmes expédiés sur les rives de la Kolyma, ravalés au rang de « robinson polaires »  par cet exil dans un environnement dépouillé de tout confort matériel.


Si les récits de survivants du Goulag sont légion, il est plus rare de lire des témoignages de déportés sous le régime tsariste, en Sibérie. La Kolyma tristement célèbre des années staliniennes était alors appelée « Perdition ».

Vladimir Tan Bogoraz, auteur de ce livre, a eu une vie digne d’un roman : lui aussi fut arrêté puis exilé en Sibérie. Il y approfondit une passion pour l’ethnographie, commencée lors de son séjour en prison, et étudia les peuples iakoutes, tchouktches…devenant ainsi le père de l’ethnographie russe.

Il tenta de faire reconnaître les intérêts de ces peuples lors de l’avènement du communisme et de l’homme soviétique, monolithique mais n’y parvînt pas. Il mourut en 1936, à l’aube d’une disgrâce qui aurait pu lui être fatale. 

Ces récits, 9 nouvelles en tout, ont pour cadre Perdition et nous plonge dans cette vie aux conditions dantesques, à la rencontre de ses habitants, volontaires ou forcés.

Si l’on retrouve certains personnages d’un récit à l’autre, la temporalité n’est pas linéaire. Pour autant, impossible de lâcher ces nouvelles car leur grande force réside dans l’immersion que l’on ressent à la lecture de ces pages.

Le lecteur devient, comme ces forçats, prisonnier d’une prison sans barreaux, où la nature est la plus certaine des geôliers. 

Monotonie du cadre de vie, monotonie des relations sociales. 

Lorsque vos compagnons d’exil, les locaux et les gardiens sont vos seuls compagnons. Votre seul horizon. Les seuls acteurs des débats qui se renouvellent sans nouveauté.

Lorsque les nouvelles de l’extérieur n’arrivent que trois fois par an.

Lorsque le climat et les conditions de vie semblent vous ramener à la plus simple expression de l’humanité : la survie. 

Le très court été, occupé à pêcher les poissons dans des conditions exténuantes. Puis l’automne et l’hiver interminable, lorsque les murs de votre yourte sont votre seul point de vue, lorsque charger le bois est la seule  tâche quotidienne pour rompre la monotonie. La faim qui tenaille, le poisson pour seul repas. Et le cycle qui reprend avec le retour de l’été. 

Difficile de ne pas sombrer dans la mélancolie, la désespérance au fil des années lorsque le souvenir de la vie d’avant s’estompe. 

Ces récits de la Perdition se caractérisent par une plume très maîtrisée, aux descriptions de toute beauté, entraînant le lecteur dans une atmosphère étouffante, au rythme lent au diapason de cette vie. 

Cette lecture que j’ai pris le temps de savourer est une vraie réussite.

Et vous, êtes-vous tenté par cette lecture ? 


 » Ils étaient trois, assis sur le sable mouillé au beau milieu d’un vaste banc, jambes repliées, adossés les uns contre les autres. Il faisait si noir qu’à cinq pas de distance leur groupe fût probablement passé pour un tas de bois mort fortuitement amoncelé par la dernière montée des eaux. Toutefois, il n’y avait personne pour regarder : cette langue de terre était exempte de toute vie, à l’exception de ce groupe d’hommes. Parmi eux, celui qui avait le dos le plus large était assis – tout recroquevillé, les pans gelés de sa tunique en peau retroussés, mains enserrées dans le repli interne des genoux. Il avait les doigts gourds, douloureux ; aussi, par ce moyen improvisé, cherchait-il à les réchauffer un tant soit peu ; ses efforts, cependant, restaient vains, car ses jambes étaient mouillées bien au-delà des genoux. »

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2 réflexions sur « Récits de la Perdition »

  1. Oui j’ai lu avec beaucoup de plaisir ta chronique et je suis très tenté parce livre surtout après avoir fait un bilan de mes lectures d’Andreï Maline. L’histoire russe est vertigineuse et il est bon de s’y intéresser en cette période où elle se rappelle à nous de triste façon…

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